Entretien avec Pierre Van

Quel est le parcours qui vous a amené à peindre ce que vous peignez actuellement ?…
Dès ma petite enfance je voyais ma mère broder des motifs fleuris sur de fines étoffes lorsqu’elle avait de trop rares temps libres – Je rêvais !…
A 17 ans, j’ai entamé un cycle d’études du dessin dans une école d’Art de Loos-Lez-Lille en spécialité « stylisme ».
Nous étions abonnés à plusieurs revues de mode et le but essentiel du professeur était de nous faire connaître les nouveautés créées par les grands couturiers .
Des échappées dans les rues de Lille, en dehors des heures de cours pour y observer les vitrines de haute couture, nous étaient conseillées afin d’acquérir le plus possible d’idées qui devenaient le support de nos créations .
En dehors de cette spécialité, la formation était académique : dessin d’observation, modèle vivant et croquis, draperie, anatomie, nature morte, études documentaires, perspective, histoire de l’art et dans notre option : dessin de mode, décoration (création de tissus) et histoire du costume .
Ce cycle aboutissait au brevet d’enseignement du dessin de mode délivré par l’académie de Lille .Ma carrière d’enseignante a commencé tout de suite après dans un collège technique de Tourcoing .

De cette époque reste sans doute votre intérêt pour le vêtement dans l’œuvre que vous développez ?…
Oui, certainement, car il s’agissait vraiment d’un rêve de jeune fille, rêve, que j’ai eu envie de prolonger…

Par le biais du dessin dans sa dimension de création artistique ? J’entends par là : dans quelle mesure suis-je en train de mettre ma pratique du dessin en rapport avec ce que d’autres créateurs font ?…
Non pas du tout !…
Ce n’est qu’après, à l’école des Beaux-Arts de Tourcoing où je me suis inscrite dans la classe de madame Paule Messiant au cours du soir d’illustration, que j’ai été initiée à l’actualité artistique . Les échanges d’idées, les remarques sur notre travail, s’appuyaient sur des informations concrètes au sujet de l’art ancien et des formes d’expression du moment .

Je ne peux m’empêcher de mettre en relation cet enseignement avec ce qui, après la guerre, va devenir le courant qui va exploser vers l’abstraction généralisée (notamment l’abstraction lyrique) et la liaison entre un texte et une image .
Nous étions informés mais nous restions très libres dans le choix de nos textes et de leur interprétation en image .

Voir une exposition avec un professeur, c’était se trouver devant une œuvre et entendre une analyse de l’œuvre ?
Sur place nous n’avions pas tellement d’analyse technique mais plutôt l’analyse du contenu, en ce qu’elle avait comme relation avec la composition .Les principes de composition étaient discutés au cours, pratiquement, sur notre travail et, comme chaque élève exécutait un travail différent, des critiques étaient régulièrement organisées avec le professeur et les étudiants .
Ces critiques mutuelles étaient extrêmement enrichissantes . Les étudiants des trois années travaillaient dans le même local .Les images déjà très élaborées des aînés aidaient beaucoup les débutants à évoluer .Ces exercices de l’œil suivis bien sûr d’un travail personnel et régulier me font aborder maintenant la forme et la composition dans l’espace comme le plus agréable des jeux .
Jeu centré sur la recherche d’un équilibre plastique au service du contenu .
Quelquefois, nous étions invités chez notre professeur ; sa maison était un véritable musée .
Nous discutions et son mari nous lisait des poèmes (Aragon, Apollinaire, Prévert etc.…) .
Dans cette classe, une grande liberté nous permettait de consulter à tout moment les livres de la bibliothèque ou d’assister à une séance de croquis dans une classe voisine, suivant les nécessités de notre travail .
Cette pédagogie m’a beaucoup aidée dans ma propre fonction d’enseignante .

Très rapidement vous sautez les phases de recherches formelles ou d’expression pour en arriver et vous arrêter aux images que vous produisez aujourd’hui …
En 1960 j’ai quitté l’enseignement pour élever mes enfants, c’était mon choix .
Tout en assumant cette tâche, je travaillais toujours le dessin et aussi la gouache, en petits formats . J’aidais mon mari dans son atelier de céramique où il me confiait la réalisation des modèles en ronde bosse . Les enfants ont grandi …j’ai repris en 1974 ma fonction d’enseignante à Mouscron durant dix années .Après avoir réalisé aussi longtemps de petites créations à la gouache ( peut-être seulement pour une raison pratique ) j’ai eu envie de m’essayer en grand format et au pastel .
Cette technique m’a étonnée ; elle m’a fait découvrir toute la richesse des tonalités, le jeu de superposition des tons, avec ses immenses possibilités .
J’ai décidé d’adopter ces espaces plus vastes qui m’amenaient insensiblement à une création plus large et peut-être plus universelle .
Cette période coïncidait avec une sorte de « temps retrouvé » . C’est depuis 1986 que je travaille très régulièrement le pastel en grand format .

Etes-vous particulièrement attachée à cette technique du pastel ?…
Je trouve un intérêt à toutes les techniques, mais si je suis depuis si longtemps attachée au pastel c’est que la matière me semble similaire à la vie dans ce qu’elles ont d’éphémère .
Les pigments sont très riches, je choisis d’abord le ton du carton à grains sur lequel je vais travailler .
Le pastel effleure le plus souvent le papier, les grains restent parfois visibles ou voilés, je ressens cela comme une respiration .

A la lecture de vos tableaux, j’ai remarqué que dans la facture qui est la vôtre, notre œil parcourt le tableau et ne s’accroche picturallement nulle part . Il semblerait que vous attachez plus d’importance au sens, à la retenue de la charge émotionnelle qu’à la « touche » ou à la matière picturale …
Oui, ne pas faire de bruit, chercher l’indicible …
Je crois que lorsque Magritte dit « J’essaie toujours que la peinture ne se fasse pas remarquer, qu’elle soit le moins visible possible. » c’est probablement pour donner toute la place à la magie poétique. Je partage cette même priorité .

Depuis très longtemps, en regardant vos tableaux, le spectateur, en tout cas moi, trouve une circulation de l’image dans l’image et du cadre dans un autre cadre .
Une solution que vous utilisez alors, c’est le trompe-l’œil dans une forme de cadrage des fenêtres . Très souvent aussi, la perspective permet à l’œil de fuir vers l’horizon, bien souvent par rapport à la position d’un personnage .

Oui, supprimer les limites, passer d’un monde à un autre pour essayer d’exprimer l’extra temporel .Mais la primauté de l’œuvre revient à la présence des personnages, à leur fonction qui engendre leurs mouvements .
Leur demeure provisoire est souvent un passage, les nuages entrent dans les habitations .

Admettriez-vous que l’on dise que vos œuvres sont des illustrations ?…
Ce que les spectateurs ressentent en regardant mes pastels ne m’est pas indifférent, bien entendu, et j’admets que mes œuvres soient reçues très différemment suivant la sensibilité de chacun, puisque, lorsque je les donne à voir, elles ont leur propre vie .
Mais quand je les travaille, elles sont toujours le reflet d’une réflexion sur la vie elle-même, avec mes angoisses et mes joies devant la beauté des choses simples de tous les jours .
Elles sont aussi le reflet des images ressenties et suggérées par la mémoire, mêlées à ma propre vision du monde .
Peut-on appeler cela de l’illustration ?…
Il est tellement capital d’entrer en soi-même, de chercher la profondeur des choses et de parler sa propre langue !…

La plupart de vos œuvres ont des affinités avec la peinture du moyen-âge .
Est-ce de volonté délibérée et pourquoi ?…

C’est pour « le Silence ! la splendeur du silence »
( Louis Aragon ).
Que j’ai une admiration profonde pour la peinture du moyen-âge .

La sérénité des personnages, leur intériorité me fascinent .
J’aime la sobriété des gestes aux rythmes lents de Piero Della Francesca, la plénitude des gestes des figures de Masaccio, leur forme douce, pure, forte, grave et vraie .L’ampleur des gestes des personnages de Giotto, avec cette retenue de la charge émotionnelle .
Et combien d’autres artistes encore ?…
Simone Martini, dont le ton narratif serein est dénué de tout effet dramatique. Lorenzetti, Paolo Uccello, Fra Angelico et sa spiritualité .
Le langage mystérieux de l’âme chez Memling, Roger Van Der Weyden etc.…

Ce retour aux sources de notre peinture occidentale nous ramène aussi à vos propres sources et à leur usage …Comment démarrez-vous vos créations ?
Le déclenchement d’une esquisse est toujours lié à des sensations ou des émotions .
Quelque chose de mystérieux veut émerger et mon travail consiste à découvrir cet indicible que la réalité dissimule . Avec le travail la forme évolue, se cherche, le réel reste pourtant toujours en relation avec l’esquisse .
C’est la retenue qui contrôle et transforme l’impulsion première en éliminant l’inutile pour ne retenir que l’essentiel .
C’est alors que le départ, qui ressemblait à une passion, un emballement, devient un combat rigoureux provoquant une série d’hésitations, de doutes et de découvertes .
Il arrive cependant que l’on croit dire quelque chose et que l’on dise autre chose, peut-être est-ce ce qui est enfoui dans notre mémoire qui parle à voix basse ou ce qui sommeille dans notre inconscient ?…
C’est de toute manière le même ouvrage qui se poursuit avec au centre l’enfance, les temps successifs de la vie, le rapport au monde et à la nature .

Vos personnages paraissent sculptés, tirés de la pierre .
Est-ce pour théâtraliser le sens de l’image, pour lui donner de la monumentalité ?

J’utilise l’apparence de la pierre en croyant rendre indestructibles certains souvenirs, bonheurs, espoirs, émotions ou sensations .
Il arrive quelquefois que c’est le décor qui se solidifie comme une empreinte . (Barbara)

Les couleurs ont-t-elles pour vous une fonction symbolique ? Qu’est-ce qui préside à leurs choix ?…

« Il y a une logique colorée. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. » P.Cézanne

La couleur reste toujours liée au contenu .
Elle donne l’atmosphère, sert toutes les intentions .
Elle entre en complicité étroite avec le sens, l’importance des symboles .
Mais qu’elle soit franche, neutre ou rompue, elle exerce aussi une retenue sur la charge émotionnelle .

Qu’est ce qui fait que, tout à coup, quelques traits esquissés vous donnent envie de représenter la végétation : des fleurs, des plantes, le lierre par exemple .
Je dois à mon père ce goût pour les fleurs et les plantes que vous avez souligné .
Toute petite il me permettait de cultiver un petit coin du jardin dont j’étais responsable .
La découverte de cette vie végétale, sa transformation, son éclosion ont été agréablement ressenties et ont leur prolongement jusqu’ aujourd’hui .
J’utilise les éléments du monde végétal pour leur signification par rapport au sens de l’image ; c’est en quelque sorte « le langage des choses muettes » ( Baudelaire ).

"Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes."

Extrait « Elévation »
(Charles Baudelaire)

Dante dans « la divine comédie » évoque la survie des âmes dans les broussailles ; cette image rejoint le profond respect que j’ai pour ce monde vivant et silencieux dont la perpétuelle mutation, la faculté de mourir pour renaître suivant les saisons est un lien entre la terre, les hommes et la lumière .
Souvent je l’éprouve comme l’émergence de la beauté offerte par la terre à notre regard .

Les objets, les paysages deviennent aussi l’accompagnement indispensable et vivant des significations .
Ils entrent avec les plantes dans le jeu de l’action des figures agissantes .

Si tout se passe et se détermine dans la petite enfance, devons nous voir dans vos images des traces ou des marques enfouies et qui vous rejoignent au moment où vous créez ?
Dans la vie de chaque jour il y a souvent matière à image avec en filigrane les souvenirs d’une enfance très heureuse .
Mais face à certains événements de l’actualité quotidienne réapparait cette peur sous-jacente de la guerre vécue dans la violence inattendue du tout premier bombardement de Tourcoing gare, avec ma famille .

C’est peut-être ces marques enfouies qui réapparaissent parfois dans mes créations, ou tout simplement mon indignation devant la souffrance des petites victimes innocentes que sont les enfants dans les conflits et les catastrophes de toutes sortes .

Si je regarde chronologiquement vos oeuvres, je remarque un glissement progressif vers des « thèmes » plus chargés, plus graves, votre regard sur le monde s’est-il modifié avec les années ?
Oui, avec les années je suis de plus en plus consciente du danger que les changements rapides de notre société engendrent .
Les vraies valeurs sont souvent écartées pour laisser une place de plus en plus large au matérialisme, à l’égoïsme et à la violence .
La vie des humains n’est pas souvent respectée et notre planète non plus .

Pourtant ce n’est pas parce que je suis parfois privée d’espoir que je suis désespérée .

L’enfant incarne cet espoir avec sa merveilleuse curiosité naturelle, mais j’émets le souhait qu‘un plus grand nombre d’adultes perçoivent ce désir de découvrir, le respectent, le stimulent, en lui offrant éducation, culture et connaissance .

Vous sentez-vous concernée par l’évolution des formes d’Art, des modes d’expression ?
Suivez-vous l’actualité artistique ? Oui, les nouvelles créations m‘intéressent dans la mesure où je perçois chez leurs auteurs l’authenticité et l’irrésistible besoin de communiquer avec les autres . Le mode d’expression auquel je suis le plus attachée actuellement est la poésie contemporaine : Butor, Bonnefoy, Chédid, Juliet…Depuis toujours les poètes, avec leur lucidité devant l’évidence de notre finitude, chantent admirablement et chacun à leur manière leur amour de la vie .

Découvrir d’autres univers imaginaires, rencontrer d’autres sensibilités au travers du temps et de l’espace, recevoir cette richesse comme une nourriture et suivre librement son chemin en essayant de donner à ses propres créations un sens universel .

L’art nous aide à atteindre cet essentiel . Il nous ramène au sens même de la vie

Interview par Pierre Van, Plasticien