Quelques clefs de lecture

« Etre sur sa route »
Entrer dans l’œuvre d’Yvonne Guermonprez, c’est entamer un véritable parcours à la recherche du sens .Du sens de l’ œuvre, bien sûr – de chacune des œuvres produites, dans lesquelles rien n’est le fruit du hasard, rien n’est accident, rien n’est inutile de ce qui est donné à voir – comme du sens qui préside à la création d’images singulières.
Mais c’est aussi se confronter à la rencontre de notre condition d’homme et donc à la recherche de nous-même, au constat de nos impuissances, à l’évidence de nos faiblesses, à nos désirs sans cesse inassouvis, à nos aspirations et nos besoins d’amour, de paix, de pérennité et d’harmonie .

Dualités de lecture pour nos dualités de condition humaine .
Ce n’est certes pas un parcours facile, dépourvu de tout effort, car il ne s’agit pas seulement de regarder mais surtout d’apprendre à regarder et concentrer notre attention pour que, une image en cachant une autre, par le sens qui les relie ou les déborde du cadre, nous puissions voir ce qui est caché dans l’image, derrière l’image .
Pour cela, il est indispensable que les yeux s’enrichissent de valeurs affectives – l’émotion – l’ouverture- la sensibilité – la disponibilité – l’espoir et des valeurs de la raison – le regard éveillé – la réflexion – les interrogations – l’acceptation et finalement, peut – être, la compréhension de la charge contenue et de l’évidence du sens de l’image .

Cependant si l’artiste porte son œuvre en lui et ainsi la possède, il n’en va pas de même de nous, spectateurs souvent démunis .
C’est pourquoi avant de nous mettre en route, équipons – nous de quelques accessoires : un kaléidoscope, une poupée gigogne, un zoom, un sismographe, un détecteur de pièges, une balance et une loupe, qui nous seront fort utiles pour servir de clef et de décodeur .
En route donc pour un parcours dans l’image au pays de la dualité .

« La représentation du monde ou un monde de représentations ? »
Les images d’Yvonne Guermonprez montrent un monde apparemment tranquille, harmonieux, serein .
Mais de quel monde s’agit-il ? Avec l’aide de notre zoom regardons de plus près … mais oui ! plusieurs mondes cohabitent : celui de la sérénité – traduit par les attitudes arrêtées, les expressions figées des personnages, les plantes fleuries, les paysages idylliques ; celui de l’inquiétude, des tensions, traduit par des murs lézardés, ébréchés, éboulés, des constructions dévastées, des quartiers sinistrés, du temps qui détruit tout … Le monde de l’image plate, bidimensionnelle, limitée, coupée par le cadre et le monde perspectif, tridimensionnel de la représentation de la réalité par l’usage des solutions plastiques .

L’artiste ici ne rêve pas le monde .Elle le dévoile aux yeux sourds .
Fixons davantage encore notre attention .
Deux espaces, traditionnellement représentés distinctement, s’interpénètrent : l’extérieur et l’ intérieur .
Mais quand sommes nous à l’extérieur ? Quand sommes nous à l’intérieur ? Où et comment se situent les limites ?
C’est tantôt la continuité du passage, tantôt l’ouverture dans le mur. C’est encore une plante qui se développe dans un intérieur et envahit l’extérieur, tandis que, près d’elle, la partie montrée d’un jardin nous renvoie à celui d’Eden .
Où s’arrête la réalité ? Où commence l’imaginaire ?
La réalité n’est-elle qu’apparence ? Ou s’arrêtent les frontières entre les espaces de la pensée, ceux du monde réel et ceux de leur représentation ?
De quoi notre regard se compose-t-il quand nous regardons une image ?
Dans cet angle de lecture, tout se passe en effet comme si l’image cadrée était un choix délibéré, parmi de nombreuses autres possibles, sur le même thème .
Dès lors, que montreraient les images précédentes ou les images suivantes ? Pourquoi le choix précis de celle-ci ? Le thème qu’elle aborde n’a-t-il pas plus de gravité, d’importance, qu’il glisse déjà dans un autre cadre, dans un autre écran, orientant la lecture vers un autre sens ?
Et le passage d’une représentation tridimensionnelle à une représentation à deux dimensions, dans la même image, ne nous renvoie-t-il pas des éléments de la réalité à un choix arrêté, voulu, d’images écran, tronquant le sens du thème abordé ?
Quant aux commentaires les accompagnant, s’il existaient, correspondraient-ils à un seul sens d’explication ou aux sens pluriels de lecture personnelle de chaque observateur ?
Un lien subtil est ainsi noué entre la conception et la création de ces images, dans l’approche et le développement du sens qui y est contenu .Et la mise en relation que nous pouvons établir avec l’usage des images télévisuelles n’est pas la moindre preuve de leur modernité.

« Un arrêt sur image »
Un tour de zoom et le regard prend soudain un tout autre sens encore : un objet, un cadrage nous arrête, nous questionne .
La valise de la voyageuse, par exemple, parle-t-elle du départ, de l’ailleurs, de la poussée en avant…ou plutôt de la séparation, de la déchirure… lorsqu’elle est retenue par une délicate broderie en cours d’exécution ? Que signifie-t-elle ? La permanence ? le foyer domestique ? l’attente ? la fragilité de nos actes ? de nos décisions : le lien ? l’attachement temporaire, ou nous dit-elle que la délicatesse peut parfois avoir raison de la force elle-même ?
Notre détecteur de piège, qui se fait entendre, nous contraint à l’évidence : nous revoici dans la dualité .
Ainsi le monde matériel et le monde spirituel se confondent .
Le monde réel ne serait qu’apparences… comme le temps arrêté qui garde la trace des ombres et des illusions .

Quel sens du monde est ici abordé ? Le monde a-t-il un sens transcriptible en images ?
Et voilà qu’à son tour, notre sismographe réagit : le sens lui même se déplacerait lui aussi, la valise n’attendrait pas le départ de la voyageuse mais serait celle de l’être aimé dont la voyageuse attend l’arrivée et qui contient en même temps l’attente de celle déjà résignée à attendre, comme elle contient l’essentiel de ce que l’autre nous apporte .
A moins qu’elle ne soit la chose de personne …
Au fait, si nous usions de notre loupe pour regarder encore plus près et tenter de trouver ce qui est caché dans le cœur de cette voyageuse, ou dans le monde intérieur des autres personnages ?
Rêvent-ils ? méditent-ils … ? sont-ils habités par la mélancolie, la tristesse, la résignation ? …ou plutôt par l’espoir, l’insouciance, la joie intérieure ?…
Et si notre découverte ne révélait que l’évidence de nos questionnements, de nos hésitations, de nos incertitudes et de nos doutes et nous plongeait de l’image au plus profond de nous-même ? …
Nous voilà bien loin déjà de notre perception première .
Notre lecture, faite de gros plans et de reculs successifs, a procédé par rebondissements .
Notre balance a permis de mesurer le poids de chacun des éléments représentés, la raison de sa présence dans l’image, le renvoi aux différents sens possibles, à d’autres sens possibles par d’autres lectures possibles .
Elle nous a permis aussi de mesurer la part faite entre ce qui devait être retenu pour donner du sens à ces images et ce qui pouvait être écarté, parce qu’inutile, n’apportant rien de plus à notre intérêt, à notre plaisir, à notre usage de l’œuvre et à sa compréhension .

Nos accessoires, nos décodeurs, nos fils, n’ont pas si mal fonctionné .
Essayons- les sur quelques autres images .Celle de « l’Or » ou de « Barbara », « le Présent », « Jardin d’hiver », « L’inlassable désert », « La voix », « L’âme invisible » …
Il faut nous rendre à l’évidence.
Chacune, pour les mêmes raisons, par les mêmes moyens, tend des pièges aux perceptions de la réalité .La réalité de notre conception quotidienne, immédiate, matérielle et première du monde, comme celle du temps qui fuit irréparablement .
Je dirais même qu’elles ont mis fin au rapport de dimensions du monde .
Nous voici au cœur même du sens de l’œuvre et de ce qui la constitue toute entière :
la confrontation de la représentation de l’image et de ce qu’elle est supposée représenter .
Vision pénétrante des désorientations de notre monde, exprimée sans les signes extérieurs outranciers de leur gravité .
Car le monde d’Yvonne Guermonprez tient tout entier sur une surface .
Il est contenu dans un rectangle ou un carré . Il est créé d’images dans le cadre, hors du cadre . D’images dans l’image . D’images qui participent à la représentation et d’images qui s’effacent ou se perdent sur la trame du papier, se perçoivent en filigrane sous les couches superposées, constituant autant de strates qui contribuent à la création et concrétisent la construction de chacune .
Ce monde est fait de renvois, de rappels, de basculements ; il sous-tend le réversible et arc-boute le drame sous les apparences de la fragilité, de la délicatesse .
Il joue de la sérénité et de l’inquiétude, de l’immobilité et de nos fébriles impatiences, du temps suspendu et du temps écoulé, de l’amour et de la peur.
De la dichotomie de notre condition d’homme et de l’émerveillement sans cesse renouvelé.
Il contient des tensions, des temps successifs ou superposés, des marques de notre culture et des traces de ce que nous avons perdu, oublié .
Il nous renvoie à nous même, à l’autre .
Il se joue de tous les rapports de dualité pour ramener le propos, toujours, à la seule préoccupation qui vaille : celle de l’être humain .

« La Rose des sables »
Si cette image, par tout ce qu’elle contient, peut-être admise comme exemplaire de l’œuvre de l’artiste, si la maîtrise des moyens qui l’ont créée constitue un aboutissement, si grâce à nos accessoires nous pouvons en pousser la lecture jusqu’à ses retranchements, un élément lui est pourtant singulier.
Elément qui la dote d’une dimension supplémentaire .
Avez vous remarqué comme vous pouvez vous sentir pénétré par le regard du personnage principal, par ce regard braqué sur vous, planté en vous, les yeux dans les yeux ? Véritable « Vox clamantis in deserto »
Avez-vous vibré de la charge qu ‘il contient ?
Avez-vous entendu le cri qu’il vous lance à la figure ?
« Où ils font un désert, ils disent qu’ils ont donné la paix » écrivait Tacite .

« Imago-image-imager-imagier »
L’image, les images, le sens des images, les degrés de lecture des images, ne sont pas des moyens innocents dénués de tout pouvoir . Surtout pour qui sait les mettre en parallèle avec l’implacable réalité de notre monde .

Arrêtons-nous un instant sur ce mot « image » que j’utilise avec insistance .
Une œuvre d’art, une sculpture, une peinture, un dessin, une photographie, quoiqu’ils puissent représenter, ne sont jamais la réalité .Tout au plus évoquent-ils une réalité ou, mieux encore, une représentation par des moyens plastiques ou graphiques d’éléments qui évoquent une réalité .
Magritte l’avait bien compris, dès le début de son œuvre, en introduisant l’écrit dans l’image, lui accordant la même importance que l’objet représenté et secouant notre réflexion avec son célèbre « Ceci n’est pas une pipe ».
C’est bien ce sens qu’il faut entendre dans le mot image .



Notre rapide parcours dans l’œuvre de l’artiste nous l’a démontré : la représentation est une affaire de choix, de prise de position, d’élagage, de volonté de donner du sens, par des moyens plastiques, à une création qui, par ce qu’elle donnera à voir, permettra de communiquer avec son semblable inconnu, à travers l’espace temps .Et lui fera « voir » le monde.

Magistrale démonstration de la puissance de la conscience sur les apparences .

Car c’est là que réside la puissance de l’image lorsqu’elle parvient à déborder les formes superficielles de la séduction pour interpeller le cœur et l’esprit de sens et de valeurs qui nous renvoient le monde .
C’est là la force des images références, essentielles, dérangeantes d’Yvonne Guermonprez .
C’est là la richesse d’une œuvre en marge des courants et des modes, dont l’absence d’effet, ou d’artifices amplifie encore le propos .

Texte par Pierre Van, Plasticien